Mathilde Panot, notre présidente de groupe parlementaire à l’Assemblée nationale saisit le Conseil Constitutionnel face à la violation totale de la séparation des pouvoirs ! Depuis 45 jours, le gouvernement démissionnaire exerce les prérogatives d’un gouvernement de plein exercice, sans contrôle du Parlement.
A l’attention de Laurent Fabius, président du Conseil Constitutionnel
Nous vous saisissons par le biais de cette lettre en raison de la gravité de la situation institutionnelle. Les principes fondamentaux de notre régime parlementaire reposant sur la séparation des pouvoirs garantie à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 sont bafoués ainsi que les cadres élémentaires de la démocratie parlementaire. La Ve République repose sur un fonctionnement démocratique et parlementaire qui suppose que le gouvernement qui, selon l’article 20 de notre Constitution, « détermine et conduit la politique de la nation » agit dans le cadre d’une légitimité démocratique et politique issue du Parlement, et notamment de l’Assemblée nationale.
Votre Conseil est un organe garant de l’application des règles constitutionnelles et des principes fondamentaux qui régissent notre État de droit et nous vous prions de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser les atteintes graves au bon fonctionnement de nos institutions. Après les élections législatives du 30 juin et du 7 juillet 2024, le Premier ministre Gabriel Attal a remis sa démission au Président de la République Emmanuel Macron le 8 juillet. Ce dernier l’a refusée, puis acceptée le mardi 16 juillet et a signé à cette même date un décret relatif à la cessation des fonctions du Gouvernement (JORF n°0169 du 17 juillet 2024) juste avant les votes de postes clés à l’Assemblée nationale. Cette liberté de refuser cette démission que s’est octroyée le président de la République est particulièrement grave dans la mesure où l’élection avait eu lieu et le Gouvernement, n’ayant plus de majorité, a tout de même continué à gouverner.
En l’absence de nomination d’un nouveau Premier ministre par le Président de la République, le Gouvernement est devenu un gouvernement démissionnaire assurant la gestion des affaires courantes, et ce jusqu’à la nomination d’un nouveau gouvernement. À la suite des élections législatives, dix-sept ministres (le Premier ministre et seize ministres) ont été élus à l’Assemblée nationale, devenant alors à la fois ministres et députés, puis à la fois ministres démissionnaires et députés. Pour la première fois, le résultat du vote à la Présidence de l’Assemblée a basculé par les voix des dix-sept ministres démissionnaires alors que l’écart avec la candidature du Nouveau Front Populaire n’était que de treize voix. La durée de plus de quarante-cinq jours pour un gouvernement démissionnaire, alors même que des élections législatives ont eu lieu, est inédite depuis la IVe République. En effet, les périodes d’expédition des affaires courantes ont été courtes sous la Ve République, de quelques jours en moyenne à neuf jours maximum. Sous la IVe République seulement cinq périodes ont dépassé un mois, et la plus longue période s’étend à trente-huit jours consécutifs.
Cette situation institutionnelle est particulièrement inquiétante dans la mesure où les élections législatives ont eu lieu et que le gouvernement démissionnaire abuse de ses pouvoirs et ne se limite pas à expédier les affaires courantes, il participe en même temps au pouvoir législatif. L’article ler de la Constitution dispose que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». L’article 3 de la Constitution dispose quant à lui que « La souveraineté nationale appartient au peuple par ses représentants et par la voie du référendum ». La combinaison de ces deux articles implique que les fonctions gouvernementales, prévues aux articles 20 et suivant de la Constitution, reposent sur un Parlement élu démocratiquement. Or, depuis le 7 juillet 2024 le Gouvernement ne dispose plus de majorité à l’Assemblée, et depuis le 17 juillet 2024 le Gouvernement démissionnaire ne peut faire l’objet d’une motion de censure. L’Assemblée nationale se trouve ainsi dans l’incapacité de censurer le gouvernement démissionnaire. Aucune voie de recours pour les parlementaires.
Cette situation particulièrement grave contrevient à la logique parlementaire qui fonde nos institutions. En effet, l’équilibre des pouvoirs, et donc la garantie de l’État de droit et des libertés, se fonde dans un régime parlementaire sur la responsabilité politique réciproque du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif.
Or, depuis le 18 juillet 2024 nous comptabilisons plus de 1300 décrets et arrêtés autant d’actes administratifs tant réglementaires qu’individuels. Si un certain nombre relèvent des prérogatives normales pour un gouvernement démissionnaire, d’autres dépassent largement ces prérogatives limitées. Ainsi, le 19 juillet, le Premier ministre a, par exemple, autorisé l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) à mettre en œuvre un fichier regroupant des données opérationnelles de cyberdéfense’. Ce décret ne relève pas de la seule expédition des affaires courantes. En outre, la direction nationale de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) a annoncé le 14 août ne pas reconduire près de 500 postes de contractuels pour l’année prochaine. La volonté de faire des économies au sein de l’administration ne peut relever de la seule expédition des affaires courantes et ce d’autant plus concernant la protection des mineurs.
Plusieurs nominations ont ainsi eu lieu et questionnent quant au fait qu’elles correspondent à « l’expédition des affaires courantes ». En effet, plusieurs arrêtés concernent notamment la nomination de consuls à l’étranger, ou encore la nomination de directeurs et secrétaires généraux au sein d »institutions particulièrement importantes pour la conduite des politiques publiques. Les nominations à la direction de l’Agence française de lutte contre le dopage, au sein de l’OFPRA, ou encore à la sous-direction du budget’, concernent-elles les seules affaires courantes ? Nous en doutons fortement et une telle pratique est grave pour l’équilibre de nos institutions car le Parlement ne dispose plus d’aucun moyen de censure du gouvernement démissionnaire.
De plus, le gouvernement démissionnaire prépare en ce moment le vote du budget qui aura lieu à l’automne. Le budget qui sera ainsi discuté aura été préparé par un gouvernement démissionnaire sans majorité parlementaire. Les « lettres plafonds » ont d’ailleurs été envoyées par le Premier ministre le mardi 20 août
2024. Si celles-ci ne font que reconduire le montant du budget pour 2024, l’inflation de 2% implique une austérité d’environ dix milliards d’euros pour l’enveloppe totale. Le blocage de la nomination d’un nouveau gouvernement par le président de la République a empêché tout arbitrage sur ce montant. Quel que soit le prochain gouvernement nommé par le Président de la République, ce dernier sera donc cloisonné par le budget imposé par un gouvernement démissionnaire sans légitimité parlementaire et démocratique et qui ne peut et ne pourra faire l’objet d’une censure politique de la part du Parlement. Le budget est au cœur des arbitrages politiques nécessaires à la conduite de la politique de la Nation et l’absence de responsabilité politique traduit dans cette situation un déni démocratique d’une particulière gravité. En outre, les membres du gouvernement ont continué à exercer leurs prérogatives institutionnelles et politiques depuis qu’il est démissionnaire. En effet, l’objectif d’un gouvernement démissionnaire est de garantir la continuité des institutions et de l’administration par la prise d’actes administratifs nécessaires à son fonctionnement normal. Or, les déplacements des ministres démissionnaires comme la participation de Mme Belloubet ministre démissionnaire de l’Éducation nationale et de la jeunesse à une conférence de presse concernant la rentrée ne concerne pas les affaires courantes. Durant cette conférence, la ministre a notamment annoncé la réécriture de programmes de mathématiques et de français du cycle 1 et 2 pour une entrée en vigueur en 2025.
Ces pratiques ne peuvent être considérées comme étant de l’ordre de l’expédition des affaires courantes. Elles sont particulièrement graves puisque dans la note du secrétariat général du gouvernement, il est écrit noir sur blanc que ‘le Parlement est privé de la possibilité de renverser le Gouvernement ». Le gouvernement démissionnaire a donc les missions d’un gouvernement de plein exercice sans aucun contrôle du Parlement.
En outre, la pratique imposée par le gouvernement démissionnaire de participer aux votes des bureaux composant l’Assemblée nationale et ses commissions est grave dans une démocratie parlementaire fondée sur la séparation des pouvoirs.
L’article 23 de la Constitution prévoit que » Les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat parlementaire,
[…} ». L’incompatibilité stricte entre le mandat de parlementaire et de membre de gouvernement s’inscrit dans la continuité de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 qui garantit la séparation des pouvoirs comme forme d’organisation constitutionnelle de nos institutions.
La séparation des pouvoirs, telle qu’organisée par la Ve République, impose une distinction organique entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, l’article 23 de la Constitution en est la formalisation constitutionnelle. Cette distinction organique se traduit dans la tradition républicaine et parlementaire par une séparation organique stricte entre les fonctions exécutives et les fonctions législatives. Ainsi, l’interdiction de l’exercice du mandat parlementaire suppose que le membre du Gouvernement, même démissionnaire, ne puisse pas prendre part aux votes tant qu’un premier ministre n’est pas nommé par le président de la République et que ce premier lui propose les membres de son gouvernement en vertu de l’article 8 de la Constitution.
Or, depuis le 17 juillet le gouvernement démissionnaire a participé à l’élection de la présidence de l’Assemblée nationale, du bureau de celle-ci ainsi qu’aux bureaux des différentes commissions permanentes entre le 18 et le 21 juillet 2024. Le gouvernement s’est notamment fondé sur l’article LO. 153 du code électoral qui dispose dans sa dernière phrase que : « L’incompatibilité ne prend pas effet si le Gouvernement est démissionnaire avant l’expiration dudit délai ». Une telle interprétation de la loi organique et de la Constitution implique donc de considérer les députés membres du Gouvernement démissionnaire avant tout comme des députés, et exerçant donc les seules prérogatives d’un député.
Les membres du gouvernement démissionnaire ont pourtant usé de leur pouvoir de nomination, qui est le propre de la fonction exécutive. Ce pouvoir de nomination n’était, pour la majorité, fondé sur une aucune exigence ou obligation légale ou Constitutionnelle. Ainsi le cadre de l’interprétation retenue par le Gouvernement, impliquerait que des députés puissent disposer de fonctions gouvernementales. Cela contrevient gravement aux fondements même de notre régime politique en permettant au pouvoir exécutif d’intervenir dans l’organisation interne du pouvoir législatif et réciproquement.
Enfin, cette situation de gouvernement démissionnaire qui exerce les prérogatives d’un gouvernement de plein exercice place notre pays dans une situation de violation totale de la séparation des pouvoirs. Gabriel Attal se retrouve comme Président de groupe à participer à la conférence des présidents pour décider de l’ordre du jour législatif tout en étant toujours Premier Ministre. Quant à Jean-Noël Barrot, il assure la présidence de la commission des affaires étrangères chargé notamment du contrôle de l’action du gouvernement dont il reste membre comme ministre délégué chargé de l’Europe. Votre Conseil doit ainsi clarifier ces statuts dans le respect de la séparation des pouvoirs garantie à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
Nous pensons ainsi impérieux de porter à votre connaissance, Monsieur le Président, l’ensemble de ces éléments qui portent atteinte aux principes fondamentaux de notre République dans l’ambition d’obtenir de votre part un rappel clair aux exigences constitutionnelles garantes de notre régime politique.
Je vous prie de croire, Monsieur le Président, en l’expression de mes salutations républicaines.
Mathilde Panot